dimanche 28 février 2010

La sociologie de la négociation

La sociologie de la négociation est un courant de la sociologie, pour l'essentiel américain, qui prend la négociation comme objet. Dans Negociation (1985), Lewicki et Litterer définissent trois conditions à la négociation : il doit exister un conflit d'intérêts, une préférence des parties pour une entente plutôt que pour un maintien du conflit et une absence de règles définies ou acceptées par les parties pour le résoudre. Ainsi la négociation peut se définir comme « un processus de changements de positions dans un mouvement visant la résolution d'un conflit ». Le point de vue sociologique sur la négociation cherche d'une part, à comprendre plus spécifiquement quel est l'impact des caractéristiques sociologiques des acteurs sur leur manière de négocier, et d'autre part, à déterminer le fonctionnement de la négociation comme mode de décision et de résolution des conflits. Autrement dit, la sociologie de la négociation prend comme objet l'activité relationnelle de la négociation en tant qu'elle s'inscrit dans des contextes sociaux spécifiques.

A la source de toute négociation, on trouve un conflit. Cependant le conflit n'est pas la rupture de la négociation (ce qu'est la fuite par exemple ou l'utilisation de la violence), mais il est selon l'expression d'Adam et de Reynaud dans Conflits du travail et changement social (1978) « la poursuite de la négociation par d'autres moyens ». Il existe quatre possibilités de sortir d'un conflit : la victoire, la réconciliation, le compromis et l'adjudication. La victoire s'obtient lorsque la partie adverse accepte de se soumettre. La réconciliation est un évitement du conflit au moyen d'un pardon par lequel la partie adverse se soumet tout en se grandissant au niveau symbolique. Le compromis qui consiste en un sacrifice mutuel pour un gain mutuel. L'adjudication qui revient à recourir à un tiers pour départager les parties. In fine, toute négociation doit pouvoir se ramener à l'une de ces quatre solutions.

Tout bon négociateur doit commencer par déterminer quels sont les intérêts et les enjeux principaux pour chaque partie dans toute négociation. Dans The Manager as Negociator (1986), Lax et Sebenius distinguent deux types d'intérêt : les intérêts intrinsèques et les intérêts instrumentaux. Les intérêts intrinsèques sont ceux qui concernent directement le litige. Les intérêts instrumentaux sont ceux qui auront un effet sur les transactions futures (par exemple : instaurer un mode relationnel cordial en prévision d'une nouvelle rencontre avec les interlocuteurs). Ils distinguent également deux types d'enjeux : les enjeux instrumentaux et les enjeux fondamentaux. Les enjeux instrumentaux correspondent aux intérêts et aux préoccupations secondaires des parties. Les enjeux fondamentaux sont les valeurs et les projets qui doivent orienter la stratégie du négociateur. Ces valeurs et ces projets sont souvent dissimulés par les positions et les objectifs affichés par les parties en conflit, mais ils donnent leur véritable sens à la négociation. Par exemple, une revalorisation salariale peut constituer un simple enjeu instrumental alors que l'enjeu fondamental est un mal-être professionnel. Le négociateur a donc pour tâche de décoder derrière les expressions, les gestes et le langage des parties quels sont les enjeux fondamentaux qui sous-tendent le conflit.

L'objectif d'un négociateur consiste à transformer des situations à somme nulle en situations à somme positive. Dans les années 60, la négociation raisonne en termes de coercition, mais depuis les années 80, elle raisonne plutôt en termes de recherche de l'intérêt commun et de la persuasion. Ce progrès est corrélatif à l'institutionnalisation des relations sociales et à l'élargissement des thèmes faisant l'objet de négociations. Dans Theory of Labour Negotiations. An Analysis of a social interaction system (1965), Walton et McKersie distingue la négociation distributive et la négociation intégrative. La négociation distributive désigne les stratégies mises en œuvre dans un contexte de jeu à somme nulle (tout gain est une perte pour l'autre). La négociation intégrative renvoie aux stratégies mises en œuvre dans un contexte où les intérêts des parties convergent ou se complètent, et où la recherche est orientée vers des solutions mutuellement acceptables. L'enjeu pour un négociateur est de passer d'une négociation distributive à une négociation intégrative, c'est-à-dire à une négociation où chaque partie considère que ses objectifs sont conciliables avec ceux de l'autre partie en conflit. Comment faire ? Dans une situation de négociation, chaque partie délimite son espace de négociation à partir de ses préférences : chacune définit une cible (qui correspond à ses objectifs), un point de résistance ou de rupture (un seuil au-delà duquel elle préfère sortir de la négociation), et l'accord, s'il est réalisé, s'effectue dans une zone d'accord possible (ZAP) situé entre les deux points de rupture. Par exemple, si un syndicat réclame un salaire minimum horaire à 3€ et que le salaire minimum pour l'entreprise est de 2€, la ZAP l'espace qu'il reste à franchir pour que les deux positions convergent. Le négociateur doit faire évoluer la ZAP dans le secteur positif en faisant entrer les acteurs dans une négociation intégrative où des solutions gagnants-gagnants sont possibles. Pour cela, il faut faciliter l'échange d'informations et d'arguments, connaître les autres intérêts qui peuvent devenir des enjeux pour les parties en situation (par exemple, modifier les horaires, proposer un fonctionnement différent du processus de production). Il s'agit de raisonner en termes de création de valeur plutôt qu'en termes de répartition de valeur.

La négociation est un processus, donc un tout : elle est un enchaînement incrémental de différentes phases, sous-tendant des propositions et des contre propositions, et composés de manœuvres et de tactiques de la part de chaque partie. In fine, une négociation doit néanmoins aboutir, c'est-à-dire produire des règles communes. Dans Industrial Peacemaking (1962), Douglas propose une périodisation d'un processus de négociation en trois phases majeures :

  • l'inventaire des points en litige, les parties définissant la zone de négociation (les questions à traiter, à exclure, la procédure à adopter). Il s'agirait là d'impressionner l'autre, de mettre l'emphase sur l'antagonisme des deux parties (mais non des négociateurs eux-mêmes) ;
  • la reconnaissance des possibilités d'accord (une longue phase pleine d'ambiguïtés, de dissimulations et d'annonces où chaque négociateur observe attentivement chez l'autre les signes d'un accord possible, en maintenant dans l'échange la vigueur du désaccord) ;
  • le dénouement, une phase rapide où souvent, fatigue, sentiment que l'autre n'ira pas plus loin et désir d'en finir se conjuguent pour rendre l'accord possible (souvent au petit matin).

Les stratégies des différentes parties prenantes dépendent de leur pouvoir dans la négociation. De manière générale, dans une négociation, les différents acteurs cherchent à gagner du pouvoir. Ce pouvoir a quatre caractéristiques dans une négociation : il est de nature relationnel, il se mesure par un degré de dépendance, il est provisoire car fonction de la circonstance et peut donc se modifier au gré de l'évolution de la situation et il est coercitif (menace de grève ou suspension des négociations). A partir de la théorie des jeux, il est possible de déterminer quatre stratégies possibles : l'impasse (personne ne cède), la coopération (chaque partie fait un geste envers l'autre), la concession ou la domination (une partie seulement cède). Le négociateur doit bien évidemment mettre l'accent sur l'intérêt de la coopération pour aboutir à une décision (la théorie des jeux est un bon argument pour convaincre les deux parties opposées de l'intérêt de négocier). Il doit également inciter la partie qui a le plus de pouvoir à modérer son comportement dominateur et compétitif, car la partie moins favorisée pourrait reconnaître et finir par sortir de la situation de négociation.

Le contexte de la négociation, c'est-à-dire les antécédents historiques, l'environnement et les circonstances, est particulièrement important. Il conditionne la négociation présente et constitue à la fois une ressource et une contrainte pour le négociateur. Dans Negotiations, Varieties, Contexts, Processes, and Social Order (1978), Strauss distingue le contexte structurel et le contexte de négociation. Le contexte structurel est le cadre à l'intérieur duquel les négociations prennent place. Il échappe en grande partie à l'emprise des négociateurs. En revanche, le contexte de négociation, qui renvoie à d'autres propriétés structurelles intervenant plus directement dans les négociations, constitue autant de leviers d'action dont il dispose. Il s'agit : du nombre de parties prenantes (possibilité d'exclure un groupe minoritaire trop radical), de la fréquence des négociations (favoriser les réunions longues peut amener les parties prenantes à prendre une décision par l'usure), de la manifestation des rapports de pouvoir en négociation (les marges de manœuvre obtenues par le négociateur), de la connaissance de la nature des enjeux respectifs des parties (une bonne information permet d'élargir la négociation), du caractère privé ou public de la négociation (l'opinion publique peut constituer un élément de pression), du nombre et de la complexité des questions négociées, de la légitimité du découpage de ces questions et des options permettant d'éviter ou de rejeter la négociation.

Une négociation suit quatre règles du jeu principales :

  • les règles processuelles : ce sont les différentes phases de la négociation ;
  • les règles d'engagement (l'offre initiale impacte davantage le cours de la négociation) ;
  • les règles de coercition, de dissimulation et de persuasion ;
  • les règles de concessions : le succès d'une négociation dépend de l'habileté du négociateur à mesurer l'ampleur et le moment des concessions, à exagérer l'ampleur de son propre sacrifice.

Dans Strategy and Collective Bargaining Negotiation (1963), Stevens définit les règles de coercition, de dissimulation et de persuasion :

  • d'un processus de persuasion quand A cherche à modifier les préférences de B, ou à modifier ses croyances à propos de la négociation et de l'environnement de celle-ci ;
  • d'un processus de coercition quand A cherche à modifier les croyances de B à propos de son propre comportement futur (menace ou bluff), ou à modifier les préférences ou comportements de tierces parties pouvant affecter le résultat des négociations ;
  • de règles de dissimulation quand A cherche à découvrir le point de résistance et les préférences de l'autre tout en dissimulant les siennes.

La négociation interpersonnelle est une interaction entre deux ou plusieurs individus en vue de régler un différend à caractère personnel, par opposition à un différend à caractère social ou organisationnel : il ne s'agit donc pas de négociation interindividuelle qui peut réunir des individus agissant à titre de représentants d'intérêts. La négociation interpersonnelle a une grande importance dans la vie quotidienne (discussion de couple, avec un vendeur, etc.). Dans le cas de la négociation interpersonnelle comme dans les autres, la sociologie ne peut passer outre la personnalité des individus afin de comprendre son importance par rapport au déroulement de la négociation. Dans The Social Psychology of Bargaining and Negotiation (1975), Rubin et Brown soulignent que les individus ont des prédispositions personnelles. Leur concept central est celui d'orientation interpersonnelle qui désigne une « prédisposition relativement stable à réagir, favorablement ou non, au comportement et aux attentes d'autrui ». Cela signifie que ceux disposant d'un niveau élevé d'orientation interpersonnelle sont plus sensibles au comportement des individus avec lesquels ils interagissent, cette orientation pouvant constituer une prédisposition à la coopération, ou au contraire à la compétition. Ils s'intéressent dès lors aux variables influençant les orientations interpersonnelles : l'âge (un comportement coopératif se retrouve davantage chez les adultes et les adolescents que chez les enfants), l'origine ethnique (un comportement coopératif est plus aisé entre personnes de même origine ethnique), le statut social (un comportement de déférence s'observe vis-à-vis des personnes possédant un pouvoir ou un statut social plus élevé et un comportement de domination avec des personnes de statut inférieur), le genre (un comportement coopératif est davantage le fait de femmes et elles parviennent d'autant mieux à obtenir ce qu'elles veulent lorsqu'elles négocient avec des hommes), l'expertise des négociateurs et les différences culturelles.

La négociation intra-organisationnelle est une situation de négociation qui se produit lorsque le négociateur doit négocier avec la partie adverse et avec les membres de l'organisation qu'il représente. Se produit alors ce que Walton et McKersie (1965) appellent un « dilemme du négociateur » : il s'agit de faire un pas vers son adversaire tout en satisfaisant les demandes de son organisation. Il existe dans toute organisation un conflit qui porte sur les limites du négociateur et qui revient à définir jusqu'où peut-il aller pour négocier ? Le négociateur peut ainsi être amené à négocier avec sa propre organisation des marges de manœuvre supplémentaire pour pouvoir faire de nouvelles propositions aux parties adverses. Cette négociation a pour intérêt de permettre à l'organisation de fonctionner et de réduire l'arbitraire de la décision imposée tout en explorant les diverses solutions possibles. Elle apporte également une légitimité supplémentaire au négociateur vis-à-vis de ses adversaires puisqu'il parvient à obtenir des concessions de la part de son organisation. Cette intra-négociation est souvent faiblement institutionnalisée et se déroule dans le secret pour éviter les fuites d'information concernant la marge de manœuvre réelle de l'organisation. La présence d'un conflit intra-organisationnel est une faille qui peut être exploitée par la partie adverse car elle amène une dualité des ordres de priorité, remet en cause la représentativité des négociateurs et donc leur crédit. Le meilleur moyen de limiter ce genre de phénomène est d'invoquer l'intérêt supérieur de l'organisation, de faire intervenir un tiers, donner une date limite, procéder à un vote à la majorité. L'objectif étant toujours in fine de réduire l'incertitude.


Bibliographie :

- Bourque R, Thuderoz C, Sociologie de la négociation, La Découverte, 2002.

- http://socio.ens-lsh.fr/agregation/conflits/conflits_fiches_bourque_thuderoz_2002.php

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