vendredi 29 mai 2009

Propriété et pouvoir de l’entreprise

Avant de réfléchir sur les rapports entre propriété et pouvoir, il faut faire un point historique sur la notion d'entreprise, et notamment sa formation progressive en tant qu'organisation.

L'historien Alfred Chandler, dans
La main visible des managers (The Visible Hand : The Managerial Revolution in American Business, 1977), montre qu'à la fin du XIXe/début du XXe siècle, au moment où se développent des innovations dans des secteurs comme la chimie, le pétrole, l'électricité ou l'automobile, apparaît la très grande firme. A cette période, on constate l'explosion des fusions-acquisitions. John Davison Rockefeller, le célèbre magnat du pétrole et créateur de la Standard Oil, après avoir réalisé une concentration horizontale presque parfaite de l'industrie du raffinage, travailla à la concentration verticale de son industrie, en englobant toutes les phases de la production : de l'extraction au commerce de détail en passant par le transport, la fabrication de barils, les pipelines ou la recherche scientifique et le marketing. Selon Chandler, cette concentration va de paire avec une transformation juridique de l'entreprise. Les marchés financiers, la bourse notamment, permette de diversifier les apports en capital et satisfait les besoins grandissant en financement de l'industrie. De ce fait, les entreprises grossissent. Leur structure organisationnelle évolue : elle passe d'une forme unitaire hiérarchique à une forme multidivisionnelle faisant appel à toute une classe nouvelle de travailleur : les managers. Cette concentration des entreprises aboutit ainsi à une séparation entre propriété de l'entreprise et contrôle de l'entreprise. Le pouvoir quitte progressivement les mains de l'investisseur d'origine. En fusionnant toute les raffineries de pétrole, Rockefeller a besoin de faire appel à des agents formés pour l'aider à administrer son empire industriel. Or ces managers ont comme nouvelle caractéristique de ne pas être les propriétaires du capital. Une hiérarchie s'instaure, donc une organisation avec au sommet des administrateurs. Les intérêts de ces administrateurs ne sont plus ceux des investisseurs initiaux. Ce sont des agents formés pour faire croître la firme sur le court terme, essentiellement pour développer son administration, et non plus pour assurer son développement économique sur le long terme.

On peut donner plusieurs exemples contemporains qui valident cette trajectoire historique brossée par Chandler. Au cœur de la distinction entre propriété et pouvoir de l'entreprise viennent se greffer trois questions : le type de pouvoir accordé par la propriété, le type de légitimité donné par la propriété et les devoirs moraux liés à la propriété.

Concernant le type de pouvoir accordé par la propriété, il est loin d'être automatique. Par exemple, les actionnaires de la société Eurotunnel, pour la grande majorité des petits porteurs, n'ont pas touché de dividendes pendant les vingt premières années de l'existence de l'entreprise. Ce n'est que lorsqu'ils sont parvenus à se réunir en association qu'ils ont pu véritablement peser sur les décisions de l'entreprise et participer à son Conseil d'Administration. Dans le cas de l'entreprise Moulinex, il s'agit d'une société créée en 1937 par Jean Mantelet (sous le nom le Moulin-légumes), qui après la disparition de son fondateur est racheté par les salariés en 1980. Mais la succession mal préparée fait plonger la marque dans la crise. En 1991, Moulinex rachète la société Krups dont la restructuration sociale coûteuse accentue encore l'étranglement financier. La marque populaire ne résiste plus aux produits étrangers et son positionnement dans un segment de plus haute qualité ne colle pas avec son image. En 1994, la société Euris de Jean-Charles Naouri prend le contrôle de Moulinex avec 33 % du capital et nomme Jules Coulon PDG. Le retour sur investissement ne se faisant pas assez vite, Euris souhaite plus de licenciements et nomme Pierre Blayau PDG de la société en 1996. Il ne parvient cependant pas à redresser l'entreprise malgré deux restructurations sévères (2400 postes supprimés en 1996, 2000 en 2000). En août 2000, la société fusionne avec Brandt, et Pierre Blayau quitte l'entreprise au bord du dépôt de bilan, avec une prime de plus de deux millions d'euros qui choque les salariés licenciés ou en sursis. En septembre 2001, Moulinex-Brandt doit déposer le bilan, puis est racheté en octobre par SEB qui ferme les usines. En juillet 2004, Pierre Blayau est mis en examen pour « banqueroute par emploi de moyens ruineux et banqueroute par détournements d'actifs ». En avril 2008, 50 ex-salariés obtiennent gain de cause devant les prud'hommes d'Alençon : le licenciement sans cause réelle ni sérieuse a été reconnu.

Concernant la légitimation de la propriété de l'entreprise, elle est aussi problématique. Il n'est pas évident de justifier qu'un dirigeant d'une grande entreprise qui essuie des pertes considérables puisse obtenir des sommes non moins considérables en quittant l'entreprise. Par exemple, le cas de Jean-Marie Messier et de Vivendi Universal. Le fait également que le staff de direction touche des stock options ne le rend pas forcément plus sensible à des décisions allant dans l'intérêt de l'entreprise. On peut citer le cas d'Alcatel et de son PDG de 1995 à 2006 : Serge Tchuruk. Après avoir orchestré la fusion Alcatel-Lucent et alors que l'entreprise ne cesse de connaître des difficultés, il quitte la direction générale pour devenir président du conseil d'administration : en conséquence, sans quitter le groupe mais en abandonnant juste la direction opérationnelle, il perçoit un parachute doré de 5,7 millions d'euros qui scandalise les salariés à l'époque.

Enfin concernant les devoirs moraux liés à la propriété, ils ne sont pas non plus évidents. Un actionnaire n'a pas forcément le devoir moral de sauver une entreprise en la recapitalisant : par exemple, le « grounding » de Swissair. Possédant de fortes liquidités financières, cette compagnie aérienne fondée en 1931, surnommée la « banque volante », a pu investir dans des participations au sein d'autres compagnies sans qu'elles apportent les bénéfices escomptés. Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont accéléré sa chute financière. Le 2 octobre 2001, la compagnie n'est plus en mesure de payer ses factures, les vols sont suspendus et l'ensemble de la flotte reste au sol. C'est cet épisode que l'on nomme le « grounding ». En outre, comme dans le cas de la Banque Barings, un trader peut entraîner la faillite de son entreprise, sans pour autant que ses dirigeants perdent de l'argent. En 1995, la banque Barings a été mise en faillite à cause de placements à découvert supérieurs aux fonds propres de la banque, réalisés par le trader Nick Leeson dont l'histoire a été mise en scène au cinéma en 1999 dans le film Trader. Mise en cessation de paiement, cette banque a été rachetée par la banque ING au prix symbolique d'une livre sterling. Outre la faillite de la banque, c'est le processus ayant conduit au désastre qui a le plus surpris à l'époque. Pour des raisons toujours inconnues, Leeson a acheté pour près de 20 milliards de dollars de contrats à terme sur le Nikkeï, ce qui fait que sa banque a été contrainte de verser des appels de marge au marché de Singapour. La presse britannique a pour sa part révélé que les supérieurs hiérarchiques de Leeson avaient touché pour l'année 1994 des bonus très élevés, cette même année avait vu la banque réaliser une activité, très importante, sur les marchés des options sur ce même indice Nikkeï.

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