dimanche 21 février 2010

L’économie des conventions

L'économie des conventions est une branche de l'économie hétérodoxe (c'est-à-dire qui prend ses distances avec l'analyse classique du marché) qui a pour objet les normes implicites qui régissent les comportements humains d'interaction (c'est-à-dire les conventions). Les conventions sont des accords réciproques entre plusieurs personnes qui constituent des normes d'action artificielles et arbitraires. Elles visent principalement à rendre possible la coordination des acteurs entre eux sans qu'il soit nécessaire de redéfinir à chaque occasion les tâches à effectuer. Comme exemple de conventions, on peut citer la lecture de gauche à droite, la majuscule en début de phrase ou la priorité à droite. Les auteurs clefs de ce courant sont Luc Boltanski, Eve Chapiello, François Eymard-Duvernay, Olivier Favereau, André Orléan, Robert Salais et Laurent Thévenot.

L'économie des conventions se concentre particulièrement sur les conventions qui régissent les échanges. Elle amène à concevoir le marché d'une manière différente de l'analyse classique où l'échange fait de manière mécanique. Le marché selon l'économie des conventions fonctionne par le biais de conventions (savoirs collectifs, normes implicites, etc.). Un échange entre deux acteurs n'est possible que s'ils partagent une convention sur ce qui est échangé. Dans la vision classique, seul le rapport au prix est déterminant. Mais dans De la justification. Les économies de la grandeur (1991), Luc Boltanski et Laurent Thévenot montrent qu'il existe une pluralité de conventions telles que la réputation ou la confiance. Cette pluralité donne lieux à différentes grammaires au sein duquel les conventions fonctionnent selon leur propre logique. Par exemple, dans le cas d'une voiture de luxe, et plus généralement de ce que Thorstein Veblen appelle dans La théorie de la classe de loisir (1899) la consommation ostentatoire (c'est-à-dire tous les biens dont la finalité consiste à affirmer un statut social, une personnalité), c'est moins le prix qui importe que les qualités propres de cette voiture, sa rareté, son prestige, sa désirabilité sociale, etc.

L'intuition de l'économie des conventions part de l'analyse des marchés financiers de John Maynard Keynes dans La Théorie générale (1936). Keynes montre que les marchés financiers sont influencés par des conventions qui s'écartent de la rationalité supposée par la théorie classique. Les acteurs y adoptent des comportements mimétiques qui s'éloignent de la rationalité optimisatrice de l'homo œconomicus. Ces comportements aboutissent à une situation où il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul. L'activité de spéculation se fonde donc davantage sur une représentation de l'opinion générale que sur une analyse rationnelle des marchés. Les termes de l'échange dépendent des anticipations pessimistes ou optimistes des acteurs financiers, ce qui peut aboutir à des phénomènes extrêmes comme la formation de bulles spéculatives ou de crises.

A partir de ces intuitions keynésiennes sur les représentations collectives des acteurs financiers, l'économie des conventions énonce dans les années 80 un programme de recherche hétérodoxe qui étudie les conventions en les comprenant comme des représentations permettant aux différents acteurs de se coordonner entre eux. Sans ces représentations communes, la coordination n'est pas possible. Les règles qui régissent les rapports humains s'appliquent donc en fonction d'une représentation conventionnelle du collectif. Dans la vie quotidienne, les hommes utilisent un langage conventionnel tel que se serrer la main ou se faire la bise pour se saluer. Ces règles diffèrent selon les pays où l'on peut très bien se frottez le nez ou s'embrasser sur la bouche. Elles diffèrent également selon l'interlocuteur et la situation puisqu'on ne salue pas de la même façon sa femme et ses enfants, son patron et ses collègues, lors d'un entretien d'embauche ou d'une soirée privée.

L'économie des conventions souligne l'importance de l'interprétation des règles et des institutions qui les garantissent. L'application d'une règle n'est pas mécanique, mais nécessite toujours une interprétation. Par exemple, un juge interprète une règle de droit pour l'adapter au cas particulier du justiciable à l'aide de la jurisprudence. Le sens d'un texte juridique nécessite une interprétation qui fait appel à l'ensemble du droit. Cette interprétation s'appuie sur des conventions dont est garante l'institution judiciaire. Par conséquent, les institutions sont des matérialisations de conventions permettant d'interpréter des règles.

L'économie des conventions invite ensuite à réviser l'analyse néoclassique de l'individu et de sa rationalité opportuniste. La rationalité interprétative est une rationalité plurielle qui utilise différentes façons de juger et d'interpréter les situations. Il ne s'agit pas d'éliminer la rationalité intéressée de l'individu, mais de prendre en compte l'intégralité des comportements humains en interaction sociale. Les réactions des individus placés dans des situations de critique et de justification de leur comportement montrent la diversité des façons de juger.

L'économie des conventions suggère enfin de repenser la coordination des individus entre eux. Les décisions prises par les individus se font en fonction de leur représentation du comportement acceptable et légitime. La coordination doit donc s'affronter à une contrainte de légitimité, contrainte qui peut amener à présenter ses conventions comme naturelles, et ce afin de se donner davantage de force. Toute convention reste cependant une construction humaine. La coordination et l'ordre qui en résulte, peuvent se naturaliser pour mieux se faire accepter, mais ils restent des phénomènes arbitraires et artificiels. Les méthodes, les indicateurs, les analyses sont donc des constructions qui ne donnent pas à voir la réalité, mais qui la mettent en forme. Ces constructions ne sont pas immuables, mais ouvertes à la critique et à la déconstruction. Les critères d'évaluation des personnes et des processus étant choisis par l'évaluateur, la sélection des compétences fait sur un mode classique provoque exclusions et inégalités. Par conséquent, pluraliser les critères d'évaluation est un moyen pour repenser l'ensemble des phénomènes économiques (fonctionnement du marché, ressources humaines, échelle des salaires, hiérarchie sociale, salaires, etc.), mais aussi considérer l'homme dans toutes ses dimensions.

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